Délice Paloma
La voici qui sort de prison, visage tragique, comme si elle se rendait à son propre enterrement, mais démarche de star, comme si elle continuait à descendre le grand escalier de la vie princière où elle se voyait déjà, trois ans plus tôt. Elle était business woman, réglant d’un coup d’éventail toutes sortes d’affaires, par la magie des pots de vin et des dessous-de-table. Vendant des « bombes nucléaires à faire rêver les Iraniens », comprenez des beautés tarifées, comme une meneuse de revue qu’on n’oserait pas appeler mère maquerelle. Elle s’était elle-même surnommée « bienfaitrice nationale », et voulait être la protectrice de son clan : son fils Ryad, sa sœur Mina, et Shéhérazade, sa complice, comme on dit dans la police. Nadir Moknèche tient là une drôle d’atmosphère, entre univers mafieux et comédie familiale au bord du drame. Le récit même passe par toutes sortes de tonalités, tantôt proche du feuilleton (coup fourré au salon de thé La Fleur du jour, entourloupe au cinéma L’Alhambra), tantôt gagné par un souffle presque lyrique emportant la grandeur et la décadence d’une Algéroise un peu trop entrepreneuse. Ce qui n’empêche pas des moments de franche décontraction, comme lorsque Mme Aldjéria nous dit : « Avant de vous raconter la suite de mon histoire, je vais me prendre une bière au Miami. » La boîte de nuit des ambitieux, petits ou grands.
Dans ce film généreux, Nadir Moknèche a donné un rêve à tous ses personnages. Celui de sa « Madame » est de devenir respectable, et pas qu’en apparence, en rachetant les thermes de Caracalla, à côté d’Alger, pour les transformer en centre de relaxation. Le rêve de Shéhérazade, c’est de rencontrer un homme et de devenir une bonne épouse. Celui de Ryad, c’est de partir en Italie, pour retrouver le père qu’il n’a jamais connu. Tous portent en eux une histoire à venir et attendent de jouer enfin le rôle qui leur est destiné. Le romanesque fait ici partie de la vie. Le plus bel exemple en est offert par Paloma : baptisée ainsi par Mme Aldjéria, qui voudrait en faire une « escort girl », cette jeune fille va devenir une danseuse vedette et inspirer une chanson qui courra dans tout Alger, faisant d’elle une légende. Il faut dire ici avec quelle justesse les acteurs ont été choisis pour donner une présence sensible aux figures un peu fantasques qu’ils interprètent. Biyouna est grandiose en Mme Aldjéria, Nadia Kaci brille en Shéhérazade et le couple Ryad-Paloma (Daniel Lundh, Aylin Prandi), d’une beauté presque trop évidente, dégage un véritable état de grâce.
Cinéaste portraitiste, Nadir Moknèche révèle, dans la dernière partie de son film, qu’il peut aussi donner à sa mise en scène une profondeur méditative. Entre splendeur du passé et vulgarité du présent, lumière du soleil et sombres desseins souterrains, un ballet de la société algéroise se met en place : dans les ruines de Caracalla, le rêve que Mme Aldjéria allait toucher du doigt va se refermer sur elle comme un piège. Mais c’est justement parce qu’elle fait partie des perdants, comme on le découvre dès l’ouverture, qu’elle nous est sympathique. Il n’y a rien de plus beau que la mélancolie des illusions perdues, nous dit Nadir Moknèche. Il n’y a rien de plus dangereux qu’un rêve qui se réalise, et Shéhérazade est là aussi pour le prouver : le mari qu’elle a trouvé lui fait porter le voile et l’enferme dans un monde d’interdits. Pour que rien ne se fige, il faut continuer à tout imaginer : une morale de conteur dans laquelle on peut voir aussi le message d’un Algérien à sa patrie.
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